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LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
25 AOÛT 2016
ANATOMIE D’UN SOLDAT
Harry Parker
PREMIER ROMAN
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière
Anatomie_d_un_soldat.jpg LE RÉSUMÉ :
Un homme, une tragédie et 45 témoins. Le jeune capitaine britannique Tom Barnes est envoyé en mission dans un pays du Moyen Orient. Tandis qu’il rentre d’une patrouille nocturne, il marche sur un engin explosif fabriqué et posé par des terroristes. Il perd alors une jambe, manque de succomber et se retrouve très vite rapatrié en Angleterre, où les médecins doivent l’amputer de son autre jambe. Dans un roman poignant, nous assistons au quotidien d’un soldat, puis à la renaissance d’un homme qui se réconcilie avec son destin et retrouve pleinement l’amour de soi, une fois sa vie transformée. « Je ne changerais rien de ce qui s’est passé. Rien du tout. »
En nous racontant un épisode de sa propre existence (survenu en Afghanistan) sous une forme éclatée d’un genre totalement nouveau, Harry Parker réussit un exploit tant narratif que stylistique : rarement l’originalité de la forme aura si bien servi la vérité des faits et l’objectivité du propos.
L’histoire est en effet racontée tour à tour par 45 objets, dont la nature est annoncée explicitement ou apparaît de manière savoureuse (ainsi, le balai, dont le but était jadis de « garder la tête en bas » le temps de dégager du sable). Conçus pour assister, observer ou nuire, ils accompagnent le protagoniste, ses proches ou ses ennemis, depuis la préparation du drame jusqu’au terme de la reconquête de soi dans un corps mutilé et une conscience ébranlée, en passant par la fin souvent tragique des adversaires. Garrot, déflagration, sac à main, gilet pare-balles, verre de bière, prothèse, miroir, scie chirurgicale ou chaussure de combat ; tapis, sac d’engrais, vélo, montre digitale, pile électrique ou basket… Chaque objet découvre les pensées, sentiments et intentions de l’individu avec lequel il se trouve en contact, et nous les révèle de façon neutre, sans jamais exprimer de parti pris, de condamnation ni de jugement.

En même temps, cette dislocation du récit – dont les chapitres pourraient se lire dans un ordre aléatoire – traduit parfaitement les désordres de la guerre et la réalité du corps brisé, présentés dans le détail, sur un ton toujours égal et dénué de sentimentalisme. Et pourtant, on ne peut qu’être sensible à la nuance d’empathie qu’offrent certains objets (« Quelques jours après nous être unis pour la première fois, » se rappelle une prothèse ; « J’allais survivre et toi, non. Mais je n’avais pas le choix, sinon l’oubli, » explique l’infection qui s’installe). Qu’il s’agisse de la démesure de l’explosion (disant avoir « traversé un homme ») ou des propos de Tom Barnes rapportés par un lit (« À l’hôpital... on n’a pas envie de décevoir les autres. »), il n’est jamais question de théâtraliser une situation cruelle ni de susciter l’apitoiement, mais de mettre en valeur l’absence de haine, la compréhension du monde et la volonté de fidélité à autrui ainsi qu’à soi-même, propres au héros. Pétri des règles imposées par son métier de soldat, il ne saurait se concevoir comme martyr ni victime : « Si les hommes qui m’ont fait ça entraient ici à l’instant, je leur offrirais une pinte. »

Jamais Tom Barnes ne conteste ni ne justifie la nécessité du conflit, à quelque échelle que ce soit. Doué de la saine fierté que lui confère son patriotisme, il est sensible au « privilège de guider dans cet endroit » les hommes sans lesquels, en tant que chef, il ne serait rien, et avec lesquels il peut prétendre préserver la paix tout autant que combattre. Il comprend les civils que dérange une présence militaire étrangère, mais n’oublie pas l’existence du fanatisme auquel succombent de jeunes âmes naïves, fascinées par le discours de terroristes cyniques et manipulateurs.

Ce roman n’est donc ni pour, ni contre la guerre : la question n’est pas là (le pays étranger dont il est question n’est d’ailleurs pas nommé). Le vrai combat est celui d’un homme détruit dans sa chair et qui, au prix d’une force morale indicible, va se réapproprier ce qui toujours a été son esprit et ce qui est désormais son corps. Seules une volonté inouïe et une persévérance de chaque instant rendent la chose possible. Respectueux des efforts de tous ceux à qui il doit d’être en vie, il s’évertue à devenir « le meilleur » durant sa rééducation, notamment afin de leur prouver ce sentiment, ce qui lui permet d’oublier quelquefois la tyrannie de la douleur physique. L’homme qui, au sortir du coma, avait pour premières paroles des excuses à sa mère, retrouve sa nature véritable au point que, muni de nouvelles prothèses, il réussira à de nouveau courir.
Ce triomphe qui force l’admiration s’accompagne de celui des médecins et du personnel soignant oeuvrant avec acharnement tout d’abord pour la survie, puis pour la vie véritable. Autre lieu stratégique, autre champ de bataille, l’hôpital est aussi peuplé de survivants dont l’humour n’est pas la moindre qualité (« ils t’ont souhaité de toujours te lever du bon pied », nous rapporte le fauteuil roulant). On y aperçoit également des proches, des amis et une femme amoureuse (qui d’autre expliquerait l’alliance mentionnée en fin d’ouvrage ?), personnages dont les actions diverses rappellent et renforcent le sentiment d’une dignité que le patient craint à tort d’avoir perdue. Aussi ordinaires qu’ils puissent paraître, les gestes du père de Tom Barnes, venu raser le visage de son fils – rituel masculin par excellence, accompli ici dans le cadre des liens familiaux – font naître chez le lecteur une émotion incontestable.
Puzzle littéraire fait de visions kaléidoscopiques, chronique d’une violence guerrière vaincue par une force propre à l’humain, Anatomie d’un soldat est l’histoire d’un homme qui a surmonté « ce à quoi l’on ne pouvait survivre ». Dans l’éclat de sa vigueur ou physiquement diminué, en alerte au combat ou inconscient à l’hôpital, cet homme demeure tout au long du roman une présence accomplie, grâce aux objets pour lesquels, à un moment donné et même un court instant, rien de ce qui est humain ne s’avère étranger.

L'AUTEUR :
Harry Parker a grandi dans le Wiltshire, en Angleterre. À 23 ans, il décide d’intégrer la British Army et se rend en Irak en 2007, puis en Afghanistan en 2009. Il est aujourd’hui écrivain.

LE 28 AOÛT 2016
L’ÉTAT OÙ NOUS SOMMES : NOUVELLES DU MAINE histoires
Ann Beattie
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch
beattie_nouvelles-maine_V3_blanc.indd LE RÉSUMÉ :
« Le monde est rempli d’histoires », écrit Ann Beattie dans l’une des nouvelles. « Je n’en ai jamais douté. Chaque écrivain vous dira la même chose: il est presque impossible de trouver l’histoire inévitable, car d’innombrables aiguilles apparaissent dans d’innombrables bottes de foin (…). Vous savez comment c’est: vous vous piquez, une douleur vous transperce la chair, vous sucez votre doigt un quart de seconde, contrarié, embarrassé de voir que d’autres personnes vous observent… »

Dès les premières lignes de ce nouveau recueil de 15 nouvelles, le ton est acéré, le rythme tendu. Les personnages se déploient dans le paysage - le Maine, ou la Californie, côte est, côte ouest. Ainsi la tante Sophie Renaldo-Brown, qui porte des muselets de bouchons de champagne sur les seins. Atteinte d’un cancer (du sein), elle confie son chat, Mathusalem, à sa nièce. Ou encore, dans Adirondack Chairs, un homme, assailli par les abeilles d’une ruche, tombe à la renverse sur une pierre et se tue sous les yeux de sa fiancée enceinte. L’image, saisissante, revient dans une autre nouvelle, Endless Rain into a Papercup, titre d’une chanson: « Les mots se déversent comme une pluie sans fin dans un gobelet en carton. »

Scènes de la vie quotidienne - un couple qui s’ennuie dans un motel, l’orage éclate, prétexte pour faire l’amour - où apparaissent, au cours d’un dialogue, Bruce Chatwin, ou Roman Polanski. Problèmes de couple: comment se parlent les autres couples ? (Dans Silent Prayer). « Elle avait appris à dormir malgré le chant des oiseaux et des grillons quand elle avait emménagé dans le Maine. » Dans The Stroke, le mari passe des heures à caresser la plante des pieds de sa femme avec une brosse douce. Dans Missed Phone Calls, Beattie se penche sur la relation entre les poètes Robert Lowell et Elizabeth Bishop : « Ils avaient tant de choses en commun et se soutenaient vraiment. » Au passage, l’auteur évoque l’exode de certaines parties de la population: “Dans les années 80, les jeunes se sont installés à Brooklyn ou bien dans l’Ouest. Après le 11 septembre, beaucoup d’entre eux ont quitté New York pour Portland, avec ses grands immeubles sur le front de mer déjà aménagés en ateliers d’artistes, avec des boutiques de plain-pied.“ Ou encore, les conflits de voisinage: Etta, qui habite une magnifique maison victorienne, organise le mariage de sa fille avec un petit cousin, et damande à la narratrice de lui prêter sa villa. Elle essuie un refus, et le jour des noces, le barnum est soulevé par un vent violent qui emporte le marié et le fracasse sur les rochers de la plage. Une fin tragique, une réflexion sur la culpabilité. Dans Yancey, Beattie décrit les rapports d’une vieille dame avec sa nièce Ginger et sa femme Etienne, qui lui envoient un inspecteur des impôts pour vérifier si elle écrit de la poésie comme elle le prétend. L’homme se laisse convaincre de lire les poèmes de James Wright.
Plusieurs personnages, mythiques ou non, reviennent dans certaines nouvelles: Elvis dans Elvis Is Ahead of Us, par exemple. Une maison en vente au bout de l’allée est remplie de ses bustes et de ses lampes. Des enfants s’y introduisent par effraction, au grand dam de la propriétaire, qui a conservé ces objets, disant que cette “ collection d’antiquités“ insolite a un effet bénéfique sur les visiteurs. « Elvis, une antiquité ? écrit Beattie. Ses voitures, sûrement. Mais Elvis ? Avec ces yeux rêveurs et ces manières du Sud si polies ? Elvis, qui aimait si tendrement sa mère Gladys ? »
La tante Bettina de la jeune Jocelyn, qui perd la tête dans Endless Rain into a Papercup et doit être hospitalisée, reparaît dans The Repurposed Barn lors d’une vente aux enchères, toujours fantasque, mais lucide cette fois-ci. Son mari lui interdit cependant de faire l’acquisition des lampes d’Elvis, tandis que Jocelyn se désespère, car sa mère, qui vit avec un ancien junkie, veut la reprendre chez elle. Avec une précision de portraitiste, Ann Beattie décrit les différentes strates de la classe moyenne américaine, toutes générations confondues, n’oubliant aucun aspect de la vie moderne—divorce, égoïsme des parents, maturité des enfants, cruauté de la jeunesse… La voix empreinte d’humour et de gravité, elle décline les émotions comme des notes de musique, suit ses personnages, entraînant le lecteur dans son sillage. « Qu’y a-t-il de plus merveilleux que de persuader quelqu’un d’acheter un recueil de poésie », écrit-elle. Un état d’esprit, une manière d’être dans le monde d’aujourd’hui, de résister aussi. Une exploration infinie.

L'AUTEUR :
Ann Beattie__
Elle est née en 1947 à Washington D.C. elle a été remarquée dans les années 1970 avec la publication de certaines de ses nouvelles dans The Western Humanities Review, Ninh Letter, The Atlantic Monthey et The New Yorker. Elle a publié son premier recueil de nouvelles, Distortions, et son premier roman, Chilly Scenes of Winter, en 1976. Sept romans et huit recueils de nouvelles ont à ce jour été édités. Elle figurait également dans le recueil de nouvelles sélectionnées et éditées par John Updike sous l’intitulé Meilleures nouvelles américaines du siècle ». Elle a reçu le prix PEN/Malamud, pour sa maîtrise du genre de la nouvelle, en 2000 et le Rea Award for the Short Story en 2005. Elle vit entre Key West, en Floride, et à Charlottesville, en Virginie, où elle est titulaire de la chaire Edgar Allan Poe de littérature et de creative writing à l’université de Virginie


LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE :
LE 8 SEPTEMBRE 2016

UN SINGULIER GARÇON : LE MYSTÈRE D’UN ENFANT MATRICIDE À L’ÉPOQUE VICTORIENNE – récit
Kate Summerscale
Traduit de l’anglais par Eric Chédaille
singulier-garcon_V1.indd RÉSUMÉ :
Juillet 1895. La canicule s’abat sur Londres. Robert et Nathaniel Coombes, deux frères âgés de treize et douze ans, se retrouvent seuls pendant dix jours. Leur père, marin, vient d’appareiller pour New York. Quant à leur mère, ils assurent aux voisins qu’elle est partie en visite dans sa famille à Liverpool.

Les deux frères engagent alors des objets de valeur appartenant à leurs parents au mont-de-piété. Avec l’argent récolté, ils s’offrent des repas dans des cafés, des places pour une rencontre de cricket professionnel et une pièce de théâtre, des promenades en bord de mer. Rapidement, la famille, les voisins s’inquiètent de ne pas revoir leur mère. La police arrive sur les lieux alors qu’une odeur pestilentielle envahit la rue. A l’étage de la maison, ils trouvent le corps de la mère en état de décomposition avancé. Interpellé, Robert reconnaît avoir tué sa mère à coups de couteaux. Ses avocats plaident la démence tandis que Nattie passe un arrangement avec l’accusation et dépose contre son frère. De nombreux témoins viennent témoigner : tous connaissent les deux frères, leur père marin, leur mère irritable, souvent violente. La cour écoute également Robert qui fait état de ses maux de tête à répétition, de sa fascination pour les crimes violents, de sa passion pour les petits romans à sensation publiés en feuilletons, loisir accessible aux enfants issus des classes populaires tandis que les enfants plus éduqués lisaient les romans de Robert Stevenson ou Thomas Hardy.

Le procureur qui requiert contre Robert est celui qui avait requis contre Oscar Wilde. La presse joue également un rôle majeur dans la narration de ce fait divers horrifiant. Les tirages sont énormes. Le fait que Robert semble n’éprouver aucun remords pour ce qu’il a fait, ajouté à l’absence de tout mobile, conduisent le tribunal à le condamner à la détention dans l’asile d’aliénés de Broadmoor.

Paradoxalement, cet enfermement constitue le début d’une nouvelle vie pour Robert : contrairement à la plupart des prisons de l’époque, cet asile psychiatrique mettait en place une vraie politique de soins, de traitements, d’aide aux prisonniers. Le peintre préraphaélite Richard Dadd y vécut toute sa vie en y peignant des oeuvres majeures Robert y apprit ainsi le métier de tailleur et la pratique de différents instruments (il a intégré l’orchestre). Libéré pour bonne conduite sur ordre du Roi après la mort de la Reine Victoria, Robert fait partie des contingents d’anciens prisonniers et d’indigents qui vont peupler les terres nouvelles d’Australie. Il y retrouve son frère Nattie. La deuxième partie du texte est ainsi consacrée à l’autre vie de Robert, qui change radicalement : pendant la Première Guerre mondiale, il s’engage comme infirmier. Il débarque en Turquie à l’issue d’une traversée éprouvante à bord de bateaux de la marine australienne. Il rejoint les troupes alliées dans la bataille des Dardanelles. Kate Summerscale livre d’ailleurs un récit extrêmement précis de cette bataille tristement célèbre. Pour ces engagements, après avoir été blessé à plusieurs reprises, Robert recevra plusieurs médailles militaires. Il retourne ensuite en Australie. Il s’installe dans une ferme et recueille un jeune voisin maltraité par son beau-père. Ils vivent ensemble plusieurs années sans que jamais rien ne filtre du passé de Robert. Il mène désormais une existence dure mais respectable. L’ouvrage s’achève lorsque l’auteur, au fil des enquêtes qu’elle mène en Australie, rencontre les petits-enfants de ce jeune homme qui disent ne rien vouloir savoir de ce passé. Ils sont en effet extrêmement redevables à Robert d’avoir sauvé et éduqué leur grand-père. Kate Summerscale fait revivre tous les aspects de l’affaire et de ses suites, la personnalité de ses acteurs et le parcours hors du commun de son principal protagoniste. La grande force de ce texte est de nous attacher à cet enfant froid, calculateur, sans émotion, qui deviendra cet homme courageux, intégré, généreux, toujours silencieux.

L'AUTEUR :
Kate Summerscale
Kate Summerscale est née en 1965. Elle est l’auteur de The Queen of Whale Quay, pour lequel elle a reçu le prix Somerset Maugham. Ce livre a connu un grand succès public et critique et a figuré sur la dernière sélection du prix Whitbread dans la section biographies. Elle a été membre de jurys de nombreux prix littéraires, parmi lesquels le Booker Prize. En 2008 est paru L’affaire de Road Hill House. Pour cet ouvrage, elle a gagné le prix Samuel Johnson dans la catégorie non-fiction, la Galaxy British Book Award et figuré en tête de la liste des best-sellers pendant plusieurs mois. Elle a ensuite publié avec le même succès La déchéance de Mrs Robinson. Elle vit à Londres avec son fils.


LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE :
LE 8 SEPTEMBRE 2016
LA PIECE OBSCURE – roman
Isaac Rosa
Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu
rosa_piece-obscure_V2.indd LE RÉSUMÉ :
Dans l’Espagne libérée d’après Franco, un groupe d’amis loue un local dont il transforme le sous-sol en pièce noire, en obstruant hermétiquement toutes ses ouvertures. Ce lieu, où il sera interdit de parler pour ne pas être reconnu, leur permet d’expérimenter de nouvelles formes de relations, en particulier sexuelles et hédonistes, protégées par l’anonymat et à l’abri de toutes conséquences fâcheuses. Or, ce lieu de plaisir se transforme peu à peu en tout autre chose, à savoir un refuge contre la perte des illusions et des certitudes liée à l’évolution de la société et à la crise économique, qui menace bientôt la plupart de ces jeunes gens qui avaient pu croire au bonheur sans nuage permis par des professions bien rémunérées et stables, bonheur évidemment illusoire lié à l’accession progressive aux biens de ce monde : maisons, voitures, voyages, etc.

Récit rétrospectif faisant le bilan de quinze années, La pièce obscure raconte cette perte des illusions qui abolie toutes les certitudes et oblige les membres du groupe, désormais confrontés à la peur, à une douloureuse réflexion sur eux-mêmes.

Ce roman est directement inspiré par les événements de l’Espagne contemporaine, en particulier les manifestations dites du 15-M (2011), date de naissance chez nos voisins du mouvement des Indignados. Les protagonistes, qui se sentaient initialement floués par les responsables de la crise, en viennent à s’interroger peu à peu sur leur propre responsabilité, leur incapacité à réagir contre elle et contre ses « promoteurs ». La pièce obscure du titre est évidemment une métaphore de cette évolution : d’espace de plaisir pour jeunes privilégiés, elle devient un simple refuge, un lieu de renoncement en dépit des actions entreprises par certains des personnages, dont l’activisme violent — leur thème est « que la peur doit changer de camp » — est voué à l’échec. Parallèlement la notion de groupe solidaire disparaît. On ne retrouve plus que des individus en proie à des problèmes plus ordinaires (problèmes d’emploi, de couple, d’enfant, etc). La belle utopie qu’était la pièce obscure devient sordide, lorsqu’un intrus en mal de sexe s’y glisse, la prenant pour une sorte de club de débauche.

Dans sa dernière partie, le livre se transforme en récit d’une apocalypse aussi terrifiante que froide, qui dépeint un monde aussi totalement qu’insidieusement soumis à la puissance de l’informatique, qui se glisse partout et dont on devine qu’elle gangrène petit à petit, par l’oeuvre de hackers amoraux, la société tout entière. Il semble en effet que toutes les générations, jeunes ou moins jeunes, soient concernées. Le roman acquiert ici la force du 1984 d’Orwell, comme s’il avait été actualisé en 2013.

La Pièce obscure confirme le talent d’Isaac Rosa. Ce roman frappe en effet par la qualité peu commune de son écriture, la musicalité de ses phrases, la multiplicité des voix qui souligne le caractère collectif de l’aventure dans laquelle s’engagent les protagonistes. Excluant toute théorie, toute démonstration excessive, Isaac Rosa délivre dans ce roman une vision de la société contemporaine d’une étonnante lucidité : il présente le constat, aussi éclairant que pessimiste d’une génération, celle qui est née dans les années 1970, frappée, comme tout le monde occidental, par la crise économique de 2008. et où se reconnaîtront sans peine non seulement les quadragénaires espagnols actuels, mais tous ceux d’un monde occidental secoué par la crise économique de 2008.

ISAAC ROSA
Né à Séville en 1974, Isaac Rosa est l’une des voix les plus remarquables de la fiction espagnole actuelle. La mémoire vaine, son deuxième roman a été salué par la critique pour l’exceptionnelle qualité de son écriture et le courage qu’implique une telle prise de position, chez un auteur qui n’a pas vécu le franquisme. Isaac Rosa a reçu pour cet ouvrage plusieurs prix littéraires dont le prestigieux Prix Rómulo Gallegos, considéré comme le « Nobel » latino-américain. La mémoire vaine a été adapté au cinéma en 2008 sous le titre La vie en rouge (La vida in rojo). Son dernier roman, Le pays de la peur, a également été porté à l’écran en Espagne. Isaac Rosa vit à Madrid. Il est également journaliste. Il est considéré comme un témoin critique de son temps, critique qui nourrit l’ensemble de son oeuvre. Il s’intéresse essentiellement à l’Espagne de la deuxième période du postfranquisme, celle de la génération à laquelle il appartient. Il occupe par là même une place importante et unanimement reconnue parmi les intellectuels et les artistes dont l’oeuvre a pour fondement une réflexion sur la société de leur temps.

(Les résumés sont de l'éditeur)
Article publié le 1er août 2016