Andre_Bercoff_NB_Credit_photo_Yves_Colas.jpg"De plus en plus de jeunes quittent la France" titre ''Le Monde'' daté du 10 mars 2014. En effet, et ce n'est pas nouveau. Mais ce qui est nouveau, et ce que André Bercoff décrypte dans son ouvrage Je suis venu te dire que je m’en vais (éd. Michalon, 2013), c'est la volonté de départ de plus en plus grandes et de plus en plus précoce des jeunes pour réussir leurs vies professionnelles et mieux vivre à l'étranger qu'en France. Dieu n'est-il plus heureux en France ? La France est-elle en train de devenir un pays du Tiers Monde ? Interview.

LALETTREDULIBRAIRE.COM : La France est le plus grand pays d’immigration d’Europe occidentale. Or, seules deux époques ont vu des Français émigrer : en 1672 et la Révocation de l’Édit de Nantes et en 1789. Dans le premier cas, ils ne sont jamais revenus, dans le second un très grand nombre est revenu. Ce début de XXIe siècle sera-t-il le troisième grand moment de l’émigration française ?
ANDRÉ BERCOFF : Il faut relativiser car il ne s’agit pas d’une émigration de masse. En effet les Français inscrits dans les consulats à l’étranger sont 1,8 millions et 800 000 autres n’y sont pas inscrits. Parmi ces 2,6 millions, il y en a qui sont envoyés par leurs entreprises et ne partent pas définitivement.
Cependant, là où le mot émigration prend son sens, c’est dans l’esprit et notamment dans celui des jeunes. Il n’y pas d’émigration massive mais dans les têtes, dans les sondages, les intentions de partir sont bien là.
Parmi les jeunes qui veulent faire quelque chose, beaucoup songent à partir. Ce livre est né de discussions que j’ai eu avec des gens très divers, de classes très diverses, de statuts très divers, qui tous évoquaient le départ d’un proche, d’un cousin, d’un voisin vers l’étranger. J’ai essayé de comprendre, en travaillant sur ce livre avec Déborah Kulbach, pourquoi tant de Français veulent partir à l’étranger.


LA LETTRE : D'après un sondage publié en octobre 2013 (1) 79% des étudiants des Grandes Écoles veulent partir travailler à l’étranger. Comment l’expliquez-vous ?
A.B. : Si en France, vous n’avez pas les bons réseaux, il y aura toujours un plafond de verre qui vous empêchera de progresser. Or, avec la mondialisation, les hautes technologies, la globalisation et Internet, les envies de partir sont plus grandes, les gens se meuvent beaucoup plus facilement et c’est très fortement ancré dans les têtes. Paradoxalement, 75% des jeunes souhaitent être fonctionnaires pour la sécurité de emploi, ça c’est l’autre face de la même médaille.
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LALETTRE : Vous vous appuyez sur un rapport du Sénat (2), de 2000, qui porte non pas sur l’émigration mais sur l’expatriation et qui conclue à un épiphénomène dont il n’y a pas lieu de se préoccuper.
A.B. : Pas du tout ! Je pense qu’il ne s’agit pas d’un épiphénomène, qu’il s’agit de quelque chose de plus important et si on ne s’attaque pas vraiment aux racines, on ne s’étonnera pas que ce mouvement d’émigration continue encore plus.


LALETTRE : Cette émigration est-elle plutôt économique ou fiscale ?
Les émigrés fiscaux, dont des stars comme Gérard Depardieu, Bernard Arnault, Johnny Halliday, ou les tennismen représentent une minorité (3%). Ensuite, il y a les entreprises qui quittent la France pour des raisons fiscales et qui délocalisent notamment leurs sièges sociaux mais aussi leurs cadres à l’étranger. Il y a des entrepreneurs, qui sont des gens qui gagnent bien leur vie, mais qui ne sont pas des milliardaires, et mais qui ne veulent plus donner 80% de ce qu’ils gagnent à l’État. Enfin, une immense majorité part pour des raisons économiques car elle ne voit pas son avenir dans l’Hexagone (trop de stages, de CDD, de précarité) et tente sa chance à l’étranger ou elle trouve souvent du boulot, des opportunités de carrières, un cadre de vie agréable qu’elle n’aurait pas pu avoir en France.


LALETTRE :Le pessimisme français est-il un des facteurs principaux de cette émigration?
A.B. : Oui. Il y a cette culture du pessimisme qui ne pousse pas les jeunes à entreprendre en France. De plus, il y a autre chose qui est dans la culture française, c’est que l’entrepreneur est, depuis toujours, considéré comme un voyou, un riche qui veut exploiter les autres. Il y a toujours cette doxa malgré quelques efforts qui ont été faits pour rapprocher l’éducation nationale de l’entreprise. Et cette doxa existe car la haute fonction publique – l’énarchie - dirige le pays. Une haute fonction publique qui est très protégée, qui se coopte, se congratule loin de la vie professionnelle de tous les Français. Ainsi, à l’Assemblée nationale, sur 577 députés, il n’y en a que 19 qui sont entrepreneurs, commerçants ou artisans ou ouvriers ! Le reste étant composé de fonctionnaires et de professions libérales. Cette Assemblée nationale n’est pas représentative de la société.


LALETTRE : Quels sont les terrifiants pépins de la réalité (Jacques Prévert) que les élites connaissent enfin ?
A.B. : Elles ont enfin compris qu’il fallait mettre les entreprises en avant car ce sont elles qui créént les emplois. Ce qui est un truisme absolu, compréhensible par un enfant de huit ans ! Mais mettront-elles leurs actes en harmonie avec leurs paroles ? L’avenir le dira et assez vite.


LALETTRE : Est-ce que ce départ silencieux vers l’étranger n’est pas pire que la très médiatique perte du AAA ?
A.B. : Vous avez raison, c’est dix fois pire ! Et c’est dix fois plus préoccupant car si la découverte d’autres pays, d’autres sociétés par les jeunes est une bonne chose, il serait bon aussi qu’ils reviennent ! Car la France a besoin d’entrepreneurs, d’innovateurs, de cadres, de créateurs. Qu’ils ne soient pas rattrapés par la retraite comme le professeur Luc Montagnier (découvreur du virus du SIDA) à qui son administration signifie son départ à la retraite à 65 ans ! Aujourd’hui, il bosse entre Singapour et New York… Quant aux petits jeunes, il faut leur donner leur chance.


LALETTRE :Les écoles françaises, les grandes comme les petites, forment très correctement leurs élèves. Pourquoi, ensuite, les entreprises françaises, la société française, ne leurs font-elles pas confiance ?
A.B. : Parce qu’il n’y a pas assez de business angels comme aux États-Unis. De plus, au sein du pouvoir français, centralisé depuis Colbert, tous pensent que l’État doit s’occuper de tout alors que l’État devrait déléguer une partie de cette formation. Ainsi, la formation professionnelle qui devrait être au cœur l’évolution professionnelle de chacun est tellement dispersée qu’elle est inefficace !
L’État devrait, comme l’a fait Gerard Schröder en Allemagne, investir massivement sur les PME PMI. Pas forcément en leurs donnant des subventions mais aussi en leurs permettant d’agir sur les charges et le code du travail.
Pour l’instant, on a choisi le cercle vicieux au lieu du cercle vertueux. Je reste optimiste et j’espère que l’on va renverser la vapeur même si cette culture est celle de l’énarchie. Alain Gomez - ancien patron de Thomson et énarque lui-même - m’avait dit qu’il fallait commencer par brûler l’ENA pour que la situation s’améliore en France. Car l’ENA qui dirige ce pays, n’a pas la culture du risque.


LALETTRE : C’est l’histoire du trottoir électrique (2) qui aurait dû être français et qui devient américain ?
A.B. : Absolument ! En France, les fondateurs de Facebook et de Google auraient été ignorés.


LALETTRE : La France est-elle en train de devenir un pays du Tiers Monde ?
Et dans vingt ans, c’est le Brésil qui effacera la dette de la France dans un grand geste de générosité ?! Je ne sais pas si nous sommes un pays en voie de sous-développement, néanmoins, la France est un pays qui a énormément d’atouts, un art de vivre évident, sauf que, effectivement, il y a, à travers la France et à travers l’Europe une révolution culturelle. Pas au sens maoïste, évidemment, mais au sens vrai du terme. Au sens large de la culture et des affaires. Mais si, d’ici à dix ans la France n’a pas pris le tournant, j’ai peur qu’elle ne devienne un parc d’attraction muséal et gastronomique, avec ses variétés de fromages et les petites femmes de Paris. Est-ce que l’on veut devenir un club med avec un patrimoine muséal ? C’est un choix…
Il peut y avoir un sursaut mais, si on suit l’Histoire de France, uniquement après une révolution ou un gros chambardement.


LALETTRE : Est-ce que vous pensez que, parmi ceux qui sont déjà parti, beaucoup reviendront en France ?
C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Même si je pense que certains reviendront car vivre en France reste plus agréable que dans de nombreux pays à travers le monde, beaucoup parmi ceux avec qui je me suis entretenu pensaient vraiment ne pas revenir.


Je suis venu te dire que je m’en vais
André Bercoff (Avec Déborah Kulbach)
Michalon Novembre 2013
170p., 16€.

Interview réalisée Thomas Coutenceau le 20 janvier 2014.
Remerciements : André Bercoff, Florence Batisse-Pichet, éditions Michalon.
Crédit photo : Yves Colas.

(1) Sondage institut Harris Interactive du 10/10/13 sur l'état d'esprit de 975 étudiants de l'ENS Cachan, Polytechnique, Centrale, l'ESCP ou Sciences Po.

(2) Rapport N° 388 du SÉNAT, SESSION ORDINAIRE DE 1999-2000. Annexe au procès verbal de la séance du 7 juin 2000. RAPPORT D'INFORMATION FAIT au nom de la commission des Affaires économiques et du Plan sur l'expatriation des jeunes Français par M. Jean FRANÇOIS-PONCET.

(3) Une jeune start-up toulousaine met au point le trottoir électrique, qui, par la marche des piétons, permet d’éclairer la zone qu’ils occupent. Aucune aide ne viendra du Conseil Régional, de la Caisse des Dépôts, de OSEO ou de la Commission Européenne. Elle a vendu son brevet à une entreprise américaine qui vient de signer un contrat avec l’université de New York pour le financement et le développement du projet dans le monde entier. Le fondateur de la start-up est parti à New York.


Article publié le 10 mars 2014.