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LE 22 AOÛT 2013
Littérature étrangère

ESPRIT D’HIVER LAURA KASISCHKE (États-Unis)
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En ce matin de Noël, Holly se réveille, en retard, hantée par un funeste pressentiment : l’impression que, quand elle est partie en Russie avec son mari seize ans plus tôt pour adopter Tatiana, quelque chose les a suivis jusque chez eux. Tandis qu’Holly tente de dissiper cette angoisse inexplicable, son mari, Eric, part en hâte pour l’aéroport où il doit retrouver ses parents venus fêter Noël avec eux. Très rapidement, les incidents s’enchaînent : un blizzard fulgurant se lève et interrompt progressivement toute possibilité de circulation automobile sur les routes environnantes. Alors qu’Eric se retrouve bloqué à l’hôpital où il a dû conduire d’urgence ses parents, les autres invités se décommandent successivement. Holly se retrouve seule avec sa fille Tatiana.

Se met alors en place un huis clos hivernal au fil duquel le comportement de sa fille apparaît de plus en plus étrange et incohérent. Elle qui était toujours apparue comme une enfant sage, attentionnée, affectueuse, ne cesse depuis son réveil de lui assener des reproches. Attitude relativement classique de la part d’une adolescente, mais déconcertante de la part de Tatiana du fait de son caractère si soudain. Pourquoi a-t-elle choisi cette matinée tendue pour égrener tous ses griefs à sa mère ? L’explication est-elle à chercher du côté des années qu’elle a passées à l’orphelinat en Russie ? Aurait-elle conservé de ces moments certains traumatismes ou faiblesses de constitution qui ne ressurgiraient que maintenant ? Les sautes d’humeur incessantes de Tatiana, entre tendresse et agressivité, sont aussi marquées par des changements de vêtements qui la font passer du statut de petite fille à celui d’une adolescente très féminine et délurée. De même, ses allées et venues incessantes entre la cuisine et sa chambre ne font qu’accroître le trouble de Holly à son égard. Une série d’apparitions et de disparitions assez perturbantes pour inciter sa mère, inquiète de ses silences répétés et inexpliqués, à tenter de l’espionner, de l’autre côté d’une porte que Tatiana n’avait encore jamais verrouillée jusqu’à ce jour…

Au fil de cette matinée raccourcie mais à la temporalité distendue, Holly fait défiler les souvenirs qui l’ont conduite à adopter Tatiana, les voyages en Russie effectués pour l’occasion, et à la faveur de ces souvenirs ressurgit, désormais indélébile, cette angoisse qui l’assaille depuis son réveil. Elle rend aussi compte de certaines frustrations personnelles, comme le renoncement à l’écriture, une occupation avec laquelle elle aimerait renouer mais qui semble difficilement conciliable avec sa condition de mère, et la maladie à laquelle elle a été confrontée.

Les coups de téléphone, de plus en plus lapidaires, rythment cette matinée qui tourne au cauchemar, les catastrophes météorologiques s’ajoutant aux incidents domestiques et aux interventions agressives et perturbantes de Tatiana.

La tension va ainsi croissant, laissant Holly de plus en plus seule et désemparée, jusqu’ à la chute finale, condensée en quelques lignes, qui bouleverse la lecture et remet l’ensemble du récit en perspective.

Aussi happant qu’oppressant, Esprit d’hiver constitue un brillant huis clos au fil duquel Laura Kasischke introduit détails et indices en apparence banals et qui se révéleront glaçants. A travers ce roman dont le suspense est brillamment instillé et maintenu jusqu’à la dernière ligne, Laura Kasischke propose une réflexion sur ce que l’on refuse d’admettre, sur le déni, ainsi que sur le resurgissement des souvenirs enfouis, qui ne disparaissent jamais totalement.

Histoire_de_l__argent.jpgHISTOIRE DE L’ARGENT de ALAN PAULS(Argentine)

Histoire de l’argent suit les trente premières années de la vie d’un jeune homme, anonyme, né en Argentine dans les années 70. L’histoire de sa jeunesse, celle de sa famille mais également celle de son pays, tout cela s’articule ici autour d’une seule obsession : celle de l’argent. Une galerie de portraits se déploie ainsi, dans laquelle sont décrits, avec beaucoup de minutie et un humour grinçant, les proches du personnage à l’aune de leur rapport à l’argent. Et il y a de quoi faire, à commencer par les parents : son père ne jure que par le cash, dont il passe des nuits entières à se débarrasser dans les casinos de la côte, - « Qu’il soit riche ou pauvre, l’important est qu’il se sente libre ». Sa mère se remarie et dilapide jusqu’au dernier centime de son colossal héritage dans une résidence d’été dont elle construit sans cesse des extensions, la transformant en un gouffre financier. Et ce n’est que le début de la série de frasques et de coups du sort pécuniaires qui vont caractériser la vie du personnage, de ses parents et de son entourage.

Au fil de son existence, le narrateur s’affirme de son côté comme celui qui doit payer, celui qui finira par éponger les dettes de sa mère et veiller sur son père malade mais toujours accro au poker. Il est le témoin silencieux de la ruine d’une famille en même temps que celle d’un pays tout entier. Témoin aussi de multiples disparitions, comme l’annonce d’emblée la touchante scène d’ouverture : l’enterrement d’un proche de la famille, décrit à travers les perceptions du jeune enfant déconcerté. L’argent semble être ainsi la vibrante métaphore de ce qui un jour ou l’autre nous échappe irrémédiablement.

Alan Pauls fait également le récit plein d’humour de l’irrationalité financière totale qui règne à l’époque en Argentine : l’inflation fait, dans la même journée, varier les prix à une vitesse vertigineuse, les billets de banque se multiplient, changent de noms et de couleurs, et les portefeuilles ne suffisent plus à les transporter… Tout au long de cette histoire familiale, c’est une trentaine d’années argentines qui défilent par bribes : depuis les conflits politiques des années 70 jusqu’à la débâcle inflationniste de 2002. Valises pleines de dollars, pièces sonnantes et trébuchantes au fond de la tirelire, billets vrais ou faux qui prolifèrent et circulent de main en main… : Alan Pauls remplit littéralement son roman d’argent, sous toutes ses formes et ses appellations, et se concentre sur son aspect éminemment matériel, palpable, parfois obscène.

Alan Pauls excelle à écrire l’histoire de son pays par le biais de l’intime. Par le portrait caustique et souvent désopilant de cette famille peu à peu délivrée de son capital et de ses illusions, il livre aussi la vision d’un pays placé sous le signe de la disparition, les fragments d’une époque délirante par son économie même. À la fresque historique, l’auteur du Passé (2005) préfère sans nul doute la narration « au microscope », faite de petites perceptions, d’anecdotes qu’il ausculte jusque dans leurs moindres détails. Entraînant le lecteur dans les remous des relations familiales, Histoire de l’argent regorge de scènes particulièrement émouvantes : les vacances d’été du jeune garçon en compagnie de son flambeur de père, par exemple, ou bien cette scène amère qui clôt le récit, lorsque le personnage découvre dans l’appartement de sa mère toute une collection de billets de banques de différentes époques : une véritable fortune périmée, devenue inutilisable.

LE 29 AOUT 2013 EN MER de TOINE HEIJMANS (Pays-Bas)
En_mer.jpg Las du quotidien étriqué qu’il menait dans un travail dont il a perdu le sens, Donald décide de prendre trois mois de congés et de partir en mer du Nord à bord de son voilier. Pour la dernière étape, qui doit le mener du Danemark aux Pays-Bas, il est prévu que sa fille Maria, âgée de sept ans, le rejoigne. Donald a tout planifié : ils doivent ainsi accoster trois jours plus tard à Harlingen sous le regard fier de sa femme qui les attendra sur le quai. Cette arrivée doit être l’occasion pour Donald d’apparaître comme un père responsable et volontaire aux yeux de sa compagne, avec qui les liens semblent s’être distendus.



Dans un premier temps, tout s’annonce pour le mieux : Maria est ravie de retrouver son père, le temps est beau et la mer du Nord tranquille. Cependant, une sombre menace s’installe rapidement. Donald apparaît très vite comme un homme anxieux, qui se cramponne à des certitudes avec une énergie qui confine au désespoir. S’il a beau assurer que tout va pour le mieux, le lecteur cesse au bout de quelques pages d’être dupe. Son déséquilibre se fait alors de plus en plus palpable, à l’image des nuages noirs qui s’amoncellent à l’horizon. Malgré les prévisions, la tempête va en effet se déchaîner en plein cœur d’une nuit cauchemardesque au cours de laquelle Donald découvrira que Maria n’est plus dans son lit, qu’elle a disparu du bateau sans laisser de traces… Ceci jusqu’au retournement final qui confrontera Donald à une toute autre réalité lorsqu’il parviendra finalement au port.

Au fil d’un récit construit en flashbacks, Heijmans distille un habile suspense. Mené à un rythme haletant qui fait alterner récit de la traversée maritime et passages introspectifs de plus en plus oppressants, Heijmans ponctue aussi son récit d’émotions lorsqu’il rend compte de la complicité qui lie Maria à son père et l’angoisse de ce dernier de tout perdre.

Enfin, les descriptions précises et éloquentes de l’univers maritime et ses paysages sans cesse renouvelés, donnent au texte une dimension picturale et dramatique. L’ampleur du décor et la progression géographique apportent à ce bref récit une énergie rare, un élan romanesque. L’auteur y a d’ailleurs savamment glissé quelques échos à Moby Dick, de Melville, signifiant sans doute par ce clin d’œil que son livre a aussi pour sujets profonds la quête obsessionnelle, la mer comme lieu propre aux illusions, voire au délire.

(Les résumés sont de l'éditeur)